L'histoire n'est pas prévisible; à bien des égards, elle peut avoir sa propre vie. Mais parfois, la simple présence d'un individu suffit à plier l'histoire à sa volonté. Alexandre le Grand fut l'un de ces individus. Grâce à sa conviction, à sa vision, à sa dextérité mentale, à ses talents d'orateur et à sa superbe endurance physique, il put façonner non seulement son destin mais aussi celui les terres qu'il conquit.
Dès son plus jeune âge, Alexandre avait fait preuve d'une maturité hors du commun. Sa capacité à conceptualiser, à anticiper et à prendre des risques était évidente dans ses nombreuses victoires. Il persévéra en Sogdiane et dans le Makran, des régions hostiles au climat rigoureux. Alexandre garda un équilibre remarquable et fit preuve de leadership lorsque tout était en jeu. Lorsqu'il reçut une flèche dans la poitrine et une autre dans la jambe, il continua à se battre - ces blessures l'incitèrent à se battre encore plus.
Bataille du granique: naissance d'un chef (et d'une légende)
La bataille d'Alexandre au Granique fut l'événement militaire le plus important de sa vie. Pourquoi le Granique serait-il plus important que le siège de Tyr ou la monumentale bataille de Gaugamèles ? À l'époque, Alexandre était un jeune roi et général de 22 ans. En ce qui concernait l'ennemi, et a fortiori ses propres hommes, Alexandre n'avait pas fait ses preuves au combat et se trouvait face à une force perse supérieure, dirigée par un commandant militaire chevronné, Memnon de Rhodes. Outre son manque d'expérience et ses compétences douteuses en matière de commandement, l'armée d'Alexandre, avant même de rencontrer les Perses au combat, était déjà désavantagée. Les Perses avaient méticuleusement repéré la région et cherché les hauteurs sur la rive est du fleuve Granique. Combattre une armée perse supérieure, commandée par un général compétent, s'avérerait une entreprise redoutable. Mais Alexandre, malgré son jeune âge, était déterminé dans son plan d'attaque et confiant dans ses propres capacités. Son génie résidait dans sa bravade et ses charges audacieuses; les audacieux mouvements de troupes lui permirent d'exploiter les ouvertures dans les rangs de ses ennemis. Sa capacité à déchiffrer son adversaire et à s'adapter rapidement aux changements de circonstances était étonnante. C'était un outil inestimable qui serait mis à l'épreuve au fleuve Granique et qui déterminerait son statut de roi guerrier.
Selon Guy Rogers (conférence, Thomas Edison State College, Trenton, NJ, printemps 2004), la berge aurait été haute de trois à quatre mètres, ce qui aurait été difficile à franchir pour les hommes d'Alexandre sans subir de lourdes pertes. De plus, les Perses auraient pu se précipiter sur la cavalerie qui traversait la rive et l'anéantir par la simple force. Cette circonstance fut à l'origine de sa prouesse, donc au lieu d'un mouvement en masse à travers la rivière, une force supplémentaire engagerait les Perses et ferait le sacrifice d'un pion pour Alexandre et ses hommes.
Amyntas et sa cohorte affrontèrent les Perses tandis qu'Alexandre et sa cohorte firent demi-tour et pénétrèrent les Perses par le flanc. Les intentions d'Alexandre se concrétisèrent lorsque les Perses ne parvinrent pas à engager le reste de ses hommes avec la même force dévastatrice qu'ils avaient déchaînée sur Amyntas. La situation qu'Alexandre avait espérée s'ouvrit sous ses yeux. Amyntas avait donné à Alexandre l'occasion et le temps de mener au combat la cavalerie des Compagnons, les meilleurs guerriers d'Alexandre.
Le commandant perse Mithridate répondit à l'assaut d'Alexandre et ce dernier le traita comme il le ferait avec beaucoup d'autres à l'avenir: il le frappa au visage avec une lance brisée. Alexandre avait tué un commandant perse sous les yeux de ses hommes, un affront qui ne resterait pas sans réponse. Rhosacès et Spithridatès, le frère du défunt Mithridate, poursuivirent Alexandre pour en finir une fois pour toutes avec le jeune arriviste. Alexandre réagit rapidement. Il prit l'offensive contre Rhosacès et l'encorna, mais lui lui infligea un coup potentiellement fatal qui blessa Alexandre au cuir chevelu. Désorienté et transpercé, Alexandre fit de son mieux pour retourner auprès de ses hommes, tout en ignorant que Spithridatès le suivait de près. Au moment où Spithridatès s'approcha pour tuer, Cleitos lui coupa l'épaule et la sépara du corps, immobilisant ainsi le bras qui tenait le cimeterre qui aurait mis fin à la grande campagne d'Alexandre avant même qu'elle n'ait commencé.
Il s'agissait d'une victoire capitale, non pas parce qu'Alexandre était en infériorité numérique, ce qui n'était pas le cas, mais parce que cette bataille prouva ses capacités de commandant et légitimé son règne en tant que roi. Il montra à ses hommes qu'il était un commandant militaire avisé et qu'il se souciait profondément d'eux. Les 25 statues de bronze commandées par Alexandre à Lysippe pour commémorer les braves Macédoniens en sont la preuve. Alexandre renvoya également 3 000 armures à Athènes avec l'inscription suivante : "Alexandre, fils de Philippe et des Grecs, à l'exception des Spartiates, des barbares qui habitent l'Asie".
Mais surtout, Alexandre jeta les bases d'une relation qui ferait ses preuves à maintes reprises jusqu'à sa mort. Après la bataille, Alexandre s'entretint avec de nombreux blessés et leur demanda de lui raconter leur rôle dans la bataille et la façon dont ils avaient reçu leurs blessures. Ce faisant, il créa un lien indestructible entre lui et ses hommes. Ce lien s'avérerait sa plus grande force dans les moments les plus difficiles. Robin Lane Fox résume le rôle d'Alexandre au Granique :
La bravoure qui frôlait la folie ne lui a jamais fait défaut en première ligne de la bataille, une position que peu de généraux ont considérée comme appropriée depuis lors ; il a entrepris de se montrer un héros et, du Granique à Multan, il a laissé une trace d'héroïsme qui n'a jamais été surpassée et qui est peut-être trop facilement considérée comme l'une de ses réussites. (495-496)
La Sogdiane et le rocher sogdien
L'arrière-pays de l'Empire perse était éloigné et autonome. On pourrait même dire qu'ils étaient indépendants du pouvoir de Darius. Après la mort de Darius, Alexandre, nouvellement couronné "roi d'Asie", jugea bon de rétablir sa domination sur cette région insupportable appelée Sogdiane. Bien que cette aventure lui ait coûté deux ans de sa vie, la perte de nombreux hommes et des difficultés extrêmes tout au long de l'épreuve, Alexandre réussit à faire pression sur ces barons obstinés comme lui seul pouvait le faire. L'un des sièges les plus remarquables se déroula au "rocher sogdien" ou "rocher d'Ariamazès. Là, on demanda aux hommes d'Alexandre de littéralement "voler" avant que les barons locaux ne se soumettent. Les hommes d'Alexandre volèrent et se perchèrent au sommet d'une montagne adjacente, à la vue des assiégés, ce qui effraya les habitants et les poussa à se rendre rapidement. Le second rocher était plus inaccessible, et même si le baron Sisimithrès ne le savait pas, il était imprenable. C'est le baron du premier rocher sogdien, Oxyartès, qui l'amena à se soumettre. L'exploit audacieux d'Alexandre lui permit de remporter la victoire et de bénéficier des largesses de Sisimithrès, notamment d'un important stock de denrées alimentaires dont il avait cruellement besoin. L'armée d'Alexandre mangea jusqu'à satiété; elle avait enduré des épreuves qui ne l'avaient laissée qu'à l'état de fantôme. C'était un répit bienvenu où ils pouvaient apprécier les fruits de leur travail, même s'ils étaient éphémères. Alors que son ambition était de conquérir tous ceux qui se dressaient devant lui, Alexandre fut confronté à la perspective de laisser son royaume nouvellement conquis à ses subordonnés. Cela n'aurait pas suffi. Alexandre devait assurer sa conquête en ayant un héritier à qui léguer son royaume. La fille d'Oxyartès, l'enchanteresse Roxane, était un choix possible, voire audacieux.
Le plus grand défi d'Alexandre - Le Makran
Selon Fox, "même la somme totale des souffrances de l'armée en Asie ne méritait pas d'être comparée aux difficultés rencontrées à Makran." (399) Le Makran (ou Mékran) était une terre désolée. Entre les récits de l'officier d'Alexandre, Néarque, et les récits descriptifs de Fox et Green, un tableau peu engageant se dessine. Les plans d'Alexandre pour envahir l'Inde avaient été contrecarrés par la mutinerie d'Hyphasis. S'il ne pouvait assouvir ses désirs ambitieux en Inde, il retournerait au cœur de l'Empire perse en grande pompe - par le Makran, la plus terrible route vers la Mésopotamie. La reine Sémiramis et le roi Cyrus étaiet les seuls à l'avoir jamais traversée. Alexandre y vit une formidable occasion de défier la nature et nourrit sa manie de rivaliser avec les exploits des dieux. Aventurier et explorateur dans l'âme, il savait qu'il devait être parfaitement préparé pour relever les défis qui l'attendaient. Il compara les rapports historiques aux renseignements de l'époque et prévit la plupart des éventualités.
Toujours au Pendjab, Alexandre constitua une flotte de navires qui ferait le voyage par la mer pendant que lui et son armée voyageraient par voie terrestre. Alexandre était un rêveur; il croyait avoir été engendré par un dieu et pensait qu'aucun exploit ne lui était impossible. Mais savait-il vraiment dans quoi il s'engageait, lui et ses hommes, en s'aventurant dans le Makran ? Probablement pas, mais son ingéniosité et son exemple divin, une prouesse dans des conditions difficiles, durent remonter le moral de ses hommes. Si Alexandre pensait même à tenter un tel pari, c'est que cela devait être possible. Ses hommes savaient que tout ce qu'il inventait se réalisait. Il n'avait encore jamais connu la défaite, alors pourquoi cette situation serait-elle différente?
Le Makran serait un "sérieux test", et c'est probablement ce qui séduisit Alexandre. (Fox, 390) Savoir que d'autres avaient tenté une telle traversée et en étaient sortis vivants s'avérait irrésistible. Il ne pouvait pas laisser passer l'occasion de surpasser un tel exploit. Tout au long du voyage, Alexandre donna l'exemple, même s'il souffrait d'une blessure au poumon causée par une flèche à Multan. Une anecdote racontée par Peter Green donne un aperçu du caractère d'Alexandre et les effets sur le moral sont impressionnants:
Néanmoins, [Alexandre] s'arrangeait pour préserver son prestige et sa popularité en partageant les pires épreuves des hommes. Une fois, alors qu'on lui avait trouvé un casque plein d'eau boueuse dans un ravin voisin - mais qu'il n'y en avait plus - il rit, remercia le donateur, puis déversa l'eau dans le sable. L'effet de cette action fut si extraordinaire que l'eau gaspillée par Alexandre valut à chaque homme de l'armée d'être abreuvé. (434)
Cela nous donne un aperçu de la nature énigmatique d'Alexandre, un homme auquel nous ne pouvons qu'aspirer dans les moments difficiles et que nous ne pouvons connaître qu'à travers les yeux de ceux qui l'ont le mieux connu.
Fox résume le Makran et les raisons pour lesquelles Alexandre l'affronta :
Le Makran était l'ambition d'hommes désireux d'établir un record et qui n'avaient rien d'autre à conquérir qu'un paysage que la Perse avait laissé tombé. La route n'était pas seulement difficile, c'était la marche la plus atroce qu'Alexandre aurait pu choisir. Mais personne ne s'y opposa. (403)
L'information la plus révélatrice est la dernière phrase de cette citation : "Mais personne ne s'y opposa". Pourquoi personne ne s'y opposa ? La réponse peut être trouvée dans le fleuve Granique, où Alexandre avait gagné la loyauté et l'amour de ses hommes pour toujours. Il était l'homme que tout le monde voulait être et à qui personne ne pouvait rien refuser. Au terme de leur quête, ils aperçurent la "colline de Sémiramis". C'était un mémorial pour ceux qui étaient venus avant eux et un soulagement pour ceux qui passaient maintenant. "Le nom de Sémiramis saluait les survivants, de sorte qu'on pouvait dire, pour se consoler, qu'elle avait elle aussi traversé le désert. (Fox, 402) Mais, pour la défense d'Alexandre, ce ne sont pas vingt survivants qu'il ramena, mais des milliers.
Réimaginer le futur: et si Alexandre avait vécu plus longtemps?
Si Alexandre avait vécu plus longtemps, il aurait certainement continué à assouvir sa soif de conquête en allant au sud en Arabie, au nord dans les terres entourant la Caspienne et à l'ouest en Afrique du Nord. Il est raisonnable de penser que s'il avait vécu, ces pays auraient été conquis en temps voulu. Les campagnes futures avaient déjà été sérieusement envisagées et planifiées avant sa mort à Babylone et avaient probablement été conçues pour la première fois après la mort d'Héphéstion à Hamadan. S'il put triompher du plus grand empire du monde connu en moins de dix ans en tant que néophyte, imaginez ce qu'il aurait pu faire à l'apogée de sa puissance. Si Alexandre avait vécu jusqu'à un âge comparable à celui de Parménion, le monde antique aurait pu être bien différent de ce que l'on trouve dans les manuels d'histoire.
Si le passé d'Alexandre nous apprend quelque chose, c'est que ceux qu'il conquit n'avaient pas grand-chose à craindre s'ils acceptaient son autorité. Il intégra généralement les croyances et les pratiques des autres dans les siennes et les mit souvent au premier plan. De nombreux précédents plaidaient en faveur de telles actions. Cependant, il y a une chose que les peuples autochtones auraient pu craindre: les déplacements et les migrations. S'ils étaient autorisés à conserver leurs coutumes et leurs religions, ils devaient se "mélanger" à d'autres groupes ethniques, comme les Macédoniens, les Grecs et les Perses. Il s'agissait de l'une des dernières volontés d'Alexandre, et il est donc possible qu'elle ait été mise en œuvre à un moment donné.
Alexandre aurait été la plus grande force de son empire. Comme Napoléon, sa présence valait 30 000 hommes. La loyauté de tous ses hommes aurait été cruciale, ce qui aurait pu être son talon d'Achille. Les intrigues de palais tourmentèrent les empereurs romains et, à mesure que l'empire d'Alexandre grandissait, le sien ne fit pas exception à la règle. Plus ses ambitions le dictaient, plus il devenait l'esclave de ses propres désirs.
Alexandre progressa lentement mais sûrement pour être considéré comme un dieu, et non comme un roi. Il aurait peut-être gouverné comme Ptolémée en Égypte. Il est raisonnable de penser qu'il aurait fini par être vénéré par tous comme un dieu vivant, et pas seulement comme le fils d'un dieu. Il était déjà représenté comme un dieu sur les pièces de monnaie et dans les chansons. À sa mort, l'empire d'Alexandre aurait été laissé à son fils ou à ses successeurs désignés. Son successeur, afin de maintenir l'ordre, aurait dû posséder certaines des qualités d'Alexandre, en particulier ses prouesses militaires, sa personnalité magnétique et ses manières persuasives, la loyauté de l'armée étant essentielle. La dissolution due à l'absence d'un tel héritier fut évidente après la mort d'Alexandre et il fallut une génération pour y mettre fin.
Alexandre dans les mémoires
C'est l'histoire d'Alexandre qui voyagea jusqu'au bout du monde en quête de conquêtes, de gloire et d'une renommée durable qui surpasserait Achille et les héros d'antan. L'idée de faire du monde son marchepied n'était pas un simple souhait, mais une réalité. Alexandre savait que s'il pensait à quelque chose, ses hommes le réaliseraient tant qu'il parviendrait à les convaincre. Fox brosse avec éloquence un portrait saisissant de ce qu'était Alexandre et de ce qu'il continue d'être dans nos cœurs et nos esprits :
Il était célèbre pour sa générosité et il aimait récompenser la même démonstration d'esprit que celle qu'il s'imposait à lui-même [...]. Bien qu'il ait bu comme il vivait, sans ménagement, son esprit n'était pas troublé par une indulgence excessive; il n'était pas un homme que l'on pouvait contrarier ou à qui l'on pouvait dire ce qu'il ne pouvait pas faire, et il avait toujours des idées bien arrêtées sur ce qu'il voulait exactement. C'était aussi un homme aux ambitions passionnées, qui voyait dans l'inconnu une aventure intense. Il ne croyait pas à l'impossibilité, l'homme pouvait tout faire, et il l'a presque prouvé. Né dans un demi-monde entre la Grèce et l'Europe, il a vécu avant tout pour l'idéal d'un passé lointain, s'efforçant de réaliser une époque qu'il avait trop tardé à partager. (496-497)
Alexandre n'a jamais été égalé par l'homme depuis son règne au IVe siècle avant notre ère. "Le véritable génie d'Alexandre", observe Green (488), "était celui d'un commandant de campagne: peut-être, tout bien considéré, le général le plus incomparable que le monde ait connu". Il est dommage qu'Alexandre n'ait pas eu d'Homère pour consigner la grandeur de ses actes et les secrets de son cœur. Comme le conclut Green,
Pourtant, sa légende est toujours vivante; la preuve de son immortalité est l'estime qu'il inspira aux autres. C'est pourquoi il est resté plus grand que la somme mesurable de ses œuvres; c'est pourquoi, en dernier ressort, il restera une énigme insoluble, pour cette génération et toutes les générations futures. (488)
Si cela avait été le cas, peut-être aurions-nous une grande estime pour le héros du classique Alexandre le Grand, plutôt que pour les héros des œuvres classiques de l'Iliade et de l'Odyssée. Alexandre aurait été ravi de rivaliser avec l'héroïsme d'Achille dans une œuvre racontée de père en fils à travers les générations. Ainsi, sa mémoire et ses exploits auraient été perpétués à jamais.