La maladie fait partie de la condition humaine depuis le début de l’histoire connue, et depuis bien avant sans doute, décimant les populations et provoquant d’importants bouleversements sociaux. Parmi les infections les plus dangereuses recensées, la peste est assez bien documentée en Occident, depuis la peste de Justinien (541-542) jusqu’aux épidémies postérieures à la peste noire (alias mort noire 1347-1352).
Il n’en va pas de même des épidémies de peste qui eurent lieu au Proche-Orient et firent des millions de morts entre 562 et 1486 dans les régions que sont aujourd’hui l’Iran, l’Irak, la Syrie, la Turquie, le Liban, Israël, l’Arabie Saoudite et l’Égypte, entre autres. On pense que la première épidémie s’inscrit dans la continuité de la peste de Justinien, bien que d’autres théories aient été émises. Les épidémies suivantes ont été considérées comme une résurgence de cette dernière ou comme issues d’une autre souche apportée dans la région par l’intermédiaire du commerce ou par le retour de campagne des troupes. Ces épidémies sont mentionnées de façon sporadique dans les récits traitant de la peste en raison d’un certain nombre de facteurs, parmi lesquels:
- La réticence des auteurs du Proche-Orient à aborder la question,
- La terminologie utilisée par ces mêmes auteurs qui confondaient la peste et le choléra,
- La tendance des scribes du Proche-Orient à ignorer les régions touchées en dehors de la leur,
- L’interprétation religieuse des épidémies qui ne prend pas en compte les détails pratiques,
- L’absence de traduction des documents sources dans les langues occidentales,
- La dépendance des historiens occidentaux aux historiens et voyageurs les ayant précédés.
Bien que des auteurs arabes plus tardifs aient essayé d’écrire une chronique des épidémies, les sources disponibles étaient minces, souvent confuses, rendant leurs travaux incomplets. La plupart des universitaires contemporains se concentrent donc sur des périodes mieux documentées, notamment la peste de Sheroe en 627-628 qui contribua à la chute de l’Empire sassanide (221-651 de notre ère) et déstabilisa la région. Toutefois, il existe quelques sources répertoriant les épidémies de peste au Proche-Orient jusqu’en 1486, date à partir de laquelle des registres plus complets ont été conservés.
Première épidémie de peste connue
La peste est définie comme une maladie bactérienne contagieuse et on sait, depuis le XIXe siècle, qu’elle est causée par la bactérie Yersinia pestis, localisée et identifiée en 1894. Avant cette date, personne n’en connaissait les causes et on l’attribuait couramment à la colère des dieux ou de Dieu pour les péchés de l’humanité.
Les symptômes sont la fièvre, les courbatures, les nausées et vomissements, la diarrhée, la déshydratation et, avec la peste bubonique, la présence de bubons résultant de l’inflammation des ganglions lymphatiques. Les trois types de peste sont la peste bubonique, la peste septicémique (infection du sang) et la peste pneumonique (infection des poumons). Toutes sont fatales.
La première épidémie de grande ampleur fut celle de la peste de Justinien relatée par l’historien Procope de Césarée (vers 500-565): elle causa environ 50 millions de décès. Bien que cette épidémie soit généralement datée de 541-542, époque à laquelle Constantinople fut le plus durement touchée, elle continua de se propager jusque vers 750. Elle doit son nom à l’empereur byzantin Justinien Ier (527-565) que Procope rend responsable de la maladie pour avoir irrité Dieu par ses actions capricieuses et injustes.
Dans son ouvrage, Guerres de Justinien, volume II, Procope indique que la peste vient d’Orient, se diffuse en Égypte avant d’atteindre la capitale byzantine, Constantinople, d’où elle se propage. Il décrit la maladie comme n’épargnant aucune région et ne respectant aucune saison :
«Elle semblait se déplacer selon un plan prédéfini et s’arrêter pour une durée déterminée dans chaque pays, ne répandant son fléau sur aucun d’entre eux, et se propageant dans chaque direction jusqu’aux confins du monde, de peur qu’un coin de la terre ne lui échappe. Elle n’épargnait ni île, ni grotte, ni crête de montagne qui comptait des habitants. Et si elle passait par un pays sans en affecter les hommes qui s’y trouvaient ou en les touchant de manière indifférente, elle revenait plus tard. Alors, ceux qui habitaient autour de ce pays, qui avaient été le plus fortement affligés auparavant, n’étaient plus du tout touchés, mais elle ne quittait pas le lieu en question jusqu’à ce qu’elle ait obtenu un nombre juste et convenable de morts, de sorte qu’il corresponde exactement au nombre de ceux qui avaient péri à l’époque précédente parmi les habitants de ce pays». (II.xxii. 7-11, Lewis, 470)
Les symptômes commençaient par une fièvre, décrite par Procope comme légère au début et à peine perceptible par les médecins, puis par une fatigue suivie d’une déshydratation, l’apparition de bubons, un délire ou un coma, et enfin la mort. Il écrit:
«Dans certains cas, la mort est immédiate, dans d’autres elle survient après plusieurs jours. Chez certains, le corps est couvert de pustules noires de la taille d’une lentille, ceux-là n’ont même pas survécu un seul jour, mais ont succombé immédiatement. Chez beaucoup d’entre eux également, des vomissements de sang sans cause visible sont apparus, entraînant une mort immédiate. De plus, je peux affirmer que les médecins les plus renommés ont prédit la mort de beaucoup de personnes, qui, de manière inattendue, ont échappé à la souffrance peu de temps après, et ont déclaré que beaucoup de personnes seraient sauvées alors qu’elles étaient destinées à succomber presque immédiatement. C’est ainsi qu’avec cette maladie, aucune cause n'est du domaine du raisonnement humain ». (II.xxii.30, Lewis, 473)
Cette description serait le paradigme qui définirait les futures épidémies de peste au Proche-Orient. La maladie semblait s’abattre sur la population rapidement, faire beaucoup de morts, puis s’en aller. Procope indique clairement que lorsqu’elle quittât Constantinople, elle se rendit en Perse où elle causât beaucoup plus de morts qu’il n’y avait d’habitants dans l’Empire byzantin.
Épidémie de Djézireh en 562
La peste était déjà présente en Orient avant son arrivée à Constantinople. Le chercheur Michael G. Morony, citant l’historien Jean d’Éphèse (c. 507-588 apr. J.-C.), note:
«À chaque fois qu’elle envahissait une ville ou un village, elle s’abattait furieusement et rapidement sur la ville et ses faubourgs jusqu’à une distance de trois miles. Elle ne partait pas tant qu’elle n’avait pas fait son temps en un lieu donné. Après s’être solidement enracinée, elle se déplaçait lentement. La nouvelle pouvait être annoncée avant son arrivée. Les habitants de Constantinople ont appris la progression de la peste par ouï-dire pendant un ou deux ans. » (Little, 64)
Les Byzantins semblent avoir pensé que la peste en provenance d’Orient n’avait rien à voir avec eux, et ne se rendirent compte de leur erreur que trop tard. Après avoir quitté Constantinople, elle retourna en Orient, suivant le parcours décrit par Procope, en frappant la Mésopotamie bien que l’on ne sache pas précisément où. Les écrivains arabes ultérieurs décrivent cet événement sous le nom de peste de Djézireh (ou Jazîra, signifiant «île»), nom qu’ils donnaient à la Mésopotamie («le pays entre deux fleuves»). Le lieu où elle frappa en premier ainsi que la durée de l’épidémie restent inconnus, mais, en 565, elle avait tué 30 000 personnes à Amida (aujourd’hui, Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie) et frappa de nouveau en 599. Michael G. Morony indique qu’«ne autre épidémie de peste bubonique se déclara en 600 de notre ère, laissant de nombreuses maisons sans habitants et des champs non récoltés, mais le lieu n’est pas mentionné» (Little, 65). Cette description est caractéristique des textes relatant la peste en Orient, car de nombreux écrivains ont rapporté les événements sans spécifier où ils s’étaient déroulés à moins qu’ils ne se soient passés à proximité de là où ils se trouvaient.
Ainsi, la plupart des discussions sur la peste au Proche-Orient se concentrent sur la peste de Sheroe, car, bien que les détails de l’épidémie elle-même ne soient pas toujours clairs, ses conséquences sont certaines.
Peste de Sheroe en 627-628
La peste de Sheroe tient son nom du roi sassanide Kavadh II (r. en 628) dont le nom de naissance était Sheroe (aussi orthographié Shiruyih). Kavadh II arriva au pouvoir suite aux guerres désastreuses menées par son père Khosro II (r. de 590 à 628) qui avait épuisé les ressources sassanides dans ses efforts de destruction de l’Empire byzantin. La noblesse sassanide finit par renverser Khosro II et par couronner le prince Sheroe.
Kavadh II fit tuer tous ses frères et demi-frères afin qu’ils ne puissent pas contester sa prétention au trône, puis entama des pourparlers avec les Byzantins et reconstruisit les nombreuses villes endommagées ou ruinées pendant les guerres de Khosro II. Kavadh II n’eut guère le temps de mener à bien ses projets, car la peste (qui balayait la région depuis 627) l’emporta à l’automne 628, seulement quelques mois après le début de son règne. Ayant fait exécuter tous les héritiers légitimes qui auraient pu monter sur le trône, c’est son fils de sept ans, Ardashir III, qui lui succéda (r. de 628 à 629). Son règne fut administré par le vizir Mah-Adur Gushnasp, rapidement renversé, et tous deux furent assassinés.
La mort de Kavadh II et ses conséquences déstabilisèrent l’Empire sassanide qui essayait encore de se remettre des pertes causées par les guerres de Khosro II et par la peste. Lors de l’invasion arabe sous le règne de Yazdgard III (632-652), l’Empire sassanide ne fut pas en mesure de riposter. La peste est donc reconnue comme l’une des causes du déclin et de la chute de l’empire.
Pestes suivantes comme prélude à la peste noire
Par la suite, la peste continua à rôder en Mésopotamie et reprit de plus belle en 688-689 lorsque la ville de Bassorah perdit à elle seule 200 000 habitants en trois jours. En 698-699, la peste balaya la Syrie et en 704-705, retourna dans le nord-ouest de la Mésopotamie. Cette tendance se poursuivit tout au long du siècle jusqu’à la grande épidémie de 749-750 où la peste bubonique tua des millions de personnes.
Malheureusement, les endroits où ces épidémies frappèrent ne sont pas toujours connus, pas plus que le nombre de victimes si ce n’est une vague référence telle que «beaucoup» ou «la ville entière» ou la «région», sans que l’endroit ni le nombre de morts ne soient précisés. Entre 746 et 749, on constate une recrudescence de la peste bubonique — mentionnée comme la grande épidémie — à Constantinople, en Grèce, en Italie, faisant plus de 200 000 victimes, mais en 750, la maladie semble disparaître. Pour cette raison, 750 est la date généralement donnée pour marquer la fin de l’épidémie. On pense désormais qu’elle n’était qu’en sommeil avant de refaire surface sous la forme de la tristement célèbre peste noire. La dernière date connue des épidémies de peste en Perse et au Proche-Orient est 689. À ce sujet, le chercheur Ehsan Mostafavi écrit:
«À notre connaissance, il n'existe aucun document formel au sujet des épidémies de peste et de leur impact en Perse entre 689 et 1270. Il semble toutefois que la peste continue de s’y propager, restant endémique après les épidémies de 689, jusqu’au milieu du XIIIe siècle». (5)
Les raisons pour lesquelles la peste resta latente en 689 en Orient et en 750 en Occident sont inconnues. Les théories à propos des effets que pourraient avoir les conditions météorologiques sur les rats et la manière dont ils furent transportés vers plusieurs endroits ne semblent pas avérées depuis que Procope a clairement indiqué que la peste n’était impactée ni par la météo ni par l’action humaine.
Peste noire de 1346 à 1360
Pour une raison inconnue, la peste resta latente jusqu’en 1218, date à laquelle une épidémie se déclara en Égypte faisant 67 000 victimes avant de disparaître à nouveau (Ben-Menahem, 663). Lorsque la maladie réapparut en 1332, elle frappa d’abord des lieux isolés avant de prendre de l’ampleur et d’envahir l’Orient en 1346, puis l’Europe en 1347. Il s’agissait de la peste bubonique, mais l’épidémie, devenue une pandémie, transportait aussi avec elle les deux autres formes de peste — septicémique et pneumonique — en provenance d’Asie Centrale et probablement de Chine.
Comme cela avait été rapporté pour la peste de Justinien, les symptômes commençaient par de la fièvre, des courbatures et de la fatigue avant l’apparition de bubons sur l’aine, les aisselles et autour des oreilles des personnes infectées. Elle touchait également les chiens, les chats, ainsi que d’autres animaux, même les souris. Le taux de mortalité était stupéfiant, avec plus de 20 000 décès quotidiens et un bilan total faisant entre 20 et 30 millions de victimes. Michael G. Morony dit, à propos de ces données:
«Peut-on prendre les chiffres enregistrés dans les sources originelles au pied de la lettre? On ne peut ignorer la présence d’une parabole rhétorique dans ces récits ni que les chiffres donnés ne peuvent être au mieux que des estimations. Deux choses sont à prendre en compte lorsque l’on traite de telles informations: la première est que l’enregistrement du nombre de victimes était, pour les auteurs, une façon d’essayer d’exprimer l’ampleur de la catastrophe; la seconde, que le nombre de morts est dénué de sens d’un point de vue démographique sans avoir connaissance de la population globale». (Little, 72)
Bien que cette observation soit pertinente, elle ne doit en rien minimiser la désolation généralisée de la population du Proche-Orient. Les gens succombaient si vite et en si grand nombre qu'il fallut abandonner les rituels mortuaires et se défaire des morts le plus rapidement possible. Toutefois, en même temps que le nombre de morts augmentait, les corps étaient simplement jetés dehors, cachés dans les recoins des bâtiments ou laissés dans les ruelles, sur les porches des églises et des mosquées, ou bien trainés dans les champs. Ceux qui mouraient dans la rue étaient laissés là, car on avait trop peur de les approcher. Les cadavres jetés près des ruisseaux ou des canaux d’irrigation infectaient l’eau qui répandait la maladie en aval. La puanteur des corps en décomposition et la crainte d’une mort imminente rendaient impossible tout semblant de retour à une vie normale et les gens évitaient les rues d’une ville infestée ainsi que les rencontres avec d’autres personnes.
Conclusion
La peste se propagea d’est en ouest en 1347 pour ravager l’Europe, par l’intermédiaire de bateaux génois partis du port de Caffa (aujourd’hui Théodosie en Crimée) sur la Mer Noire. La ville avait été assiégée par la Horde d’or mongole, qui avait ramené la peste avec elle, sous le commandement de Khan Djanibeg (r. de 1342 à 1357). Lorsque les soldats mongols commencèrent à mourir de la peste, Djanibeg ordonna que les cadavres soient catapultés par-dessus les murs de la ville pour infecter la population. Les navires marchands de Caffa fuirent la ville pour l’Italie, s’arrêtant en Sicile, à Marseille puis à Valence, d’où la peste se répandit dans toute l’Europe.
Une autre hypothèse est que la maladie ait pu arriver en Europe par la route de la soie avec des marchands venus d’Orient. Cette théorie sur l’origine de la maladie, ainsi que le récit du navire génois, fournit aux historiens européens le point de départ de leurs écrits sur la peste noire. Par exemple, l’auteur de la Chronique de la peste noire (v. 1350) n’a pas eu besoin de chercher l’origine de la peste en Europe puisqu’il était clair qu’elle «venait d’Orient» et tout autre détail était considéré comme hors de propos étant donné que les auteurs se concentraient sur les conséquences de la peste. Ils basaient également leurs théories sur les récits d’auteurs plus anciens qui décrivaient des régions épargnées comme l’Iran. Les travaux du voyageur et écrivain marocain Ibn Battuta (1304-1368/69), qui rendit compte de la maladie en Orient, n’étaient pas disponibles en Occident.
Même si les auteurs européens du Moyen-Âge et de la Renaissance avaient fait l’effort d’effectuer des recherches sur les épidémies de peste en Orient, elles auraient été peu fructueuses pour les raisons citées précédemment. En effet, les documents originels du Proche-Orient ne mentionnent pas toujours les épidémies qui avaient eu lieu et, parfois, les informations sur les régions dévastées ne proviennent que des registres d’une ville ou des récits d’auteurs musulmans tardifs. Selon les universitaires Ahmad Fazlinejad et Farajollah Ahmadi, l’une des difficultés pour déterminer où et quand la peste aurait frappé en Orient est la terminologie employée:
«Les historiens anciens utilisaient le mot “peste” pour désigner toute maladie épidémique entraînant un grand nombre de décès. Les auteurs musulmans employaient généralement le mot arabe “taʼun” pour parler de la “peste”, mais il semble qu’ils aient été incapables de distinguer la peste du choléra, car, souvent, le terme utilisé pour parler de la peste noire était interchangeable avec le terme arabe “vaba” (choléra) ». (56-57)
Une autre difficulté, pour déterminer son origine, est simplement la tendance des scribes à ignorer les régions touchées au-delà de leur propre ville. L’interprétation religieuse de la peste influença également la façon dont elle fut consignée au Proche-Orient puisqu’on pensait qu’elle avait été envoyée par Dieu. Par conséquent, les scribes se concentraient sur la réaction à avoir d’un point de vue spirituel plutôt que physique. Le lieu précis où la peste avait frappé et la durée de l’épidémie étaient considérés comme moins importants que l’attitude qu’un croyant devait avoir face à la maladie. La question de savoir si Dieu voulait que l’on fuie un pays touché par la peste ou que l’on y reste est traitée en long et en large tandis que la façon dont on devait agir d’un point de vue pratique pour l’éviter est ignorée et, semble-t-il, même pas prise en considération puisque la maladie était d’origine surnaturelle, envoyée par la volonté divine.
La peste continua à sévir jusqu’en 1486, bien qu’à une échelle moindre (à l’exception de poussées périodiques) qu’entre 1346 et 1360 environ. Elle se propagea au Proche-Orient jusqu’au début du XXe siècle, époque à laquelle sa cause fut comprise et des mesures furent mises en place pour la contrôler. Toutefois, et contrairement à la croyance populaire, la peste affecte toujours aujourd’hui des populations dans le monde de manière significative. Beaucoup continuent d’attribuer la maladie à la volonté divine et ignorent les dispositifs qui permettraient de sauver des vies.