Observations sur l'État de Virginie (1785) est le seul ouvrage complet de Thomas Jefferson (1743-1826) publié de son vivant. Il fut écrit en réponse à des questions de la France concernant les treize États qui formaient les États-Unis à l'époque. Jefferson y aborde notamment la question de l'esclavage et de la suprématie des Blancs sur les Noirs.
Les Observations sur l'État de Virginie de Jefferson furent rédigées en réponse aux questions posées par François Barbé-Marbois (1745-1837), alors diplomate et ambassadeur aux États-Unis (et surtout connu pour avoir négocié la vente de la Louisiane aux États-Unis en 1803).
En 1779, en tant que secrétaire de la légation française aux États-Unis, Barbé-Marbois fut chargé d'organiser des consulats dans chaque État et, en 1780, il soumit aux gouverneurs des États une série de questions sur leur compréhension respective de la géographie, du gouvernement, de l'histoire, des lois, de l'armée, des ressources et d'autres aspects de chaque région.
À cette époque, Thomas Jefferson était gouverneur de Virginie et il réagit en rédigeant l'ouvrage qui allait devenir Observations sur l'État de Virginie. Les "chapitres" de l'ouvrage sont donc présentés comme des "questions" en réponse à chacune des questions de Barbé-Marbois. La première question porte sur les frontières de la Virginie, la deuxième sur ses rivières, et ainsi de suite jusqu'à la 23e question, en abordant les caractéristiques physiques, le climat, la religion, le gouvernement, le commerce, les lois, etc.
L'ouvrage est intéressant à bien des égards, mais il est devenu célèbre (ou tristement célèbre) pour les observations de Jefferson sur l'esclavage, la supériorité des Blancs sur les Noirs et, dans la question XIV (sur les lois), pour son rejet de la poétesse afro-américaine Phillis Wheatley (c. 1753-1784), dont les Poems on Various Subjects, Religious and Moral, l'avaient rendue célèbre en 1773. Jefferson qualifie son œuvre de simple mimétisme car, selon la conception dominante de l'époque, les Noirs étaient incapables d'écrire de la poésie, et encore moins le genre de vers pour lequel Wheatley était tant admirée.
Réception et influence
Les Observations sur l'État de Virginie n'ont pas seulement influencé l'opinion des Européens sur les États-Unis, mais aussi celle de leurs citoyens et, notamment, les passages des questions XIV et XVIII sur l'esclavage. Jefferson s'opposait à l'esclavage en tant qu'institution barbare et financièrement imprudente, mais il était également opposé à l'émancipation, favorisant la colonisation (renvoyer les Noirs en Afrique) comme le meilleur moyen de résoudre le problème de cette "institution particulière".
Les abolitionnistes de l'époque tournèrent en dérision Observations sur l'État de Virginie, dont les passages sur l'esclavage furent dénoncés pendant des décennies après la mort de Jefferson. L'Appeal to the Colored Citizens of the World (1829) de l'abolitionniste noir David Walker, pour ne citer qu'un exemple, affirmait que les convictions de Jefferson sur la race, qui reflétaient un système de croyances raciales plus large, devaient être remises en question si l'on voulait que l'émancipation se réalise un jour et que les Noirs soient considérés comme les égaux des Blancs.
Les partisans de l'esclavage furent également attisés par les passages de Jefferson sur la race et la supériorité des Blancs et, tout comme les abolitionnistes, continuèrent à s'inspirer des Observations sur l'État de Virginie jusqu'au milieu du XIXe siècle. L'ouvrage de T. R. Dew, A Review of the Debate in the Virginia Legislature of 1831 and 1832, est fortement influencé par les opinions de Jefferson, dont il paraphrase parfois les lignes. Cet ouvrage de Thomas Roderick Dew (1802-1846), alors professeur d'histoire et de droit politique au College of William & Mary à Williamsburg, en Virginie, a été rédigé en réponse aux débats sur l'émancipation et la colonisation au sein de la législature de l'État de Virginie, dans le sillage de la rébellion de Nat Turner d'août 1831. Les arguments de Dew, faisant écho à ceux de Jefferson, ont clos le débat en faveur du maintien de l'esclavage dans l'État.
Aujourd'hui, les Observations sur l'État de Virginie sont généralement considérées comme un pitch commercial racialisé destiné à la France, qui donne une piètre image de son auteur, un homme qui devint plus tard le troisième président des États-Unis et qui, auparavant, avait rédigé la Déclaration d'indépendance.
Texte
Le texte suivant est extrait de Question XIV, Observations sur l'État de Virginie, aux éditions Rue d'Ulm, traduit at annoté par François Speck, pp. 168-176 sur le site https://presses.ens.psl.eu/.
Dans cet extrait, Jefferson qualifie Phillis Wheatley de "Phyllis Whately", rejetant ainsi son statut de poète. Jefferson rejette également les écrits de l'ancien esclave et abolitionniste noir britannique Ignatius Sancho (c. 1729-1780), affirmant que son œuvre, aussi impressionnante soit-elle, ne peut être sûre "d'avoir reçu un amendement d'aucune autre main", ce qui est la même accusation portée à l'encontre de l'œuvre de Wheatley. En 1772, Wheatley dut d'ailleurs défendre la paternité de Poems on Various Subjects devant un tribunal, car on considérait qu'il était impossible qu'une esclave noire ait pu écrire ce livre.
Extrait de Notes on the State of Virginia, Question XIV:
On demandera sans doute pourquoi on n’intégrerait pas les Noirs dans notre État, s’épargnant ainsi la peine de compenser par l’importation de colons blancs les places laissées vacantes par l’installation des premiers en un autre lieu. Les profonds préjugés des Blancs, les mille souvenirs, chez les Noirs, des mauvais traitements qu’ils ont subis, de nouvelles provocations, la réelle distinction opérée par la nature, et bien d’autres circonstances, ne peuvent que nous diviser en factions et produire des convulsions qui risqueraient de n’avoir d’autre terme que l’extermination de l’une ou l’autre race.
À ces objections d’ordre politique s’en ajoutent d’autres à caractère physique et moral. La première différence qui nous frappe est celle de la couleur. Que la noirceur des nègres réside dans la membrane réticulaire située entre la peau et l’épiderme, ou dans l’épiderme lui-même, qu’elle découle de la couleur du sang, de celle de la bile ou bien de quelque autre sécrétion, la différence est inscrite dans la nature et bien réelle même si son siège et sa cause ne nous sont pas mieux connus.
Cette différence est-elle sans importance ? N’est-elle pas le fondement d’un degré de beauté différent entre les deux races ? Le délicat mélange de rouge et de blanc et l’expression des diverses passions selon qu’une couleur prend le dessus sur l’autre, ne sont-ils pas préférables à cette éternelle monotonie qui prévaut dans la contenance de l’autre race, cet inamovible voile noir qui enveloppe toutes les émotions de celle-ci ? Ajoutez encore en faveur des Blancs la légèreté de la chevelure, une plus élégante symétrie des formes et le jugement des Noirs eux-mêmes, qui reconnaissent leur propre préférence pour les Blancs de manière aussi constante que l’orang-outan préfère les femmes noires aux femelles de son espèce.
Une beauté supérieure est considérée comme une circonstance digne d’attention dans la reproduction des chevaux, des chiens et d’autres animaux domestiques, alors pourquoi pas chez l’homme ? Outre celles de couleur, d’allure et de cheveux, d’autres différences physiques prouvent la différence des races. Les Noirs ont moins de poils sur le visage et sur le corps. Leurs sécrétions sont moindres par les reins que par les glandes de la peau, ce qui leur donne une odeur très forte et désagréable.
L’intensité de cette transpiration les rend plus aptes à supporter la chaleur et moins le froid que les Blancs. Peut-être aussi une différence dans la structure de l’appareil pulmonaire, dont un ingénieux expérimentateur a récemment démontré qu’il était le principal facteur de régulation de la chaleur animale, les empêche-t-elle, lors de l’inspiration, d’extraire autant de ce fluide de l’air extérieur ou les oblige-t-elle à en rejeter davantage lors de l’expiration.
Ils paraissent avoir moins besoin de sommeil. Un Noir, après avoir travaillé dur toute la journée, est incité par le moindre amusement à rester debout jusqu’à minuit, voire plus tard, quoiqu’il sache qu’il lui faudra partir dès l’aube. Ils sont au moins aussi courageux, et plus aventureux. Mais ceci résulte peut-être d’un manque de réflexion, qui ne leur laisse voir que les dangers immédiats. Lorsque le danger est là, ils ne l’affrontent pas avec plus de calme ou de résolution que les Blancs.
Ils montrent plus d’ardeur envers leurs femmes [females] : mais l’amour semble chez eux tenir plus de la puissance du désir que d’un subtil et délicat mélange de sentiment et de sensation. Leurs chagrins sont passagers. Ces afflictions sans nombre qui nous font nous demander si le ciel nous a donné la vie dans sa miséricorde ou dans son courroux, sont chez eux ressenties moins vivement et plus vite oubliées. De manière générale leur existence semble relever davantage de la sensation que de la réflexion. À cela doit être attribuée leur propension à dormir lorsqu’ils sortent de leurs amusements et ne sont pas employés à travailler. Un animal dont le corps est au repos et qui ne pense pas est forcément porté à dormir.
Si on compare les facultés de mémoire, de raison et d’imagination, il m’apparaît que les Noirs sont égaux aux Blancs pour la mémoire, très inférieurs pour la raison, car je pense que l’on peinerait à en trouver un capable de retracer et comprendre les recherches d’Euclide, et peu vifs, dépourvus de goût et désordonnés pour ce qui est de l’imagination. Ce serait injuste de procéder à cette comparaison en regardant ce qu’il en est en Afrique. Il convient de les observer tels qu’ils sont ici, sur la même scène que les Blancs, et où les faits servant à notre jugement ne sont pas apocryphes.
Il est juste de prendre largement en compte les différences de condition, d’éducation et de vie sociale propres à la sphère dans laquelle ils se meuvent. Des millions d’entre eux ont été amenés en Amérique ou y sont nés. La plupart ont été restreints au travail de la terre et confinés à leur habitation et à la seule société de leurs proches. Un grand nombre cependant a connu une situation telle qu’ils auraient pu mettre à profit la possibilité de converser avec leur maître. Beaucoup ont été tournés vers les arts mécaniques et de ce fait constamment en lien avec les Blancs.
Certains ont reçu une éducation libérale, et tous ont vécu dans des contrées où les arts et les sciences ont atteint un haut point de développement, et ont ainsi eu sous les yeux le modèle des meilleures réalisations étrangères. Les Indiens, sans avoir aucun de ces avantages, sculptent souvent sur leurs pipes des figures qui ne sont dépourvues ni de recherche ni de mérite. Ils crayonnent un animal, une plante ou un paysage d’une manière qui laisse voir l’existence d’un germe de talent ne demandant qu’à être cultivé. Ils vous ébahissent par des traits de la plus haute éloquence, qui démontrent la force de leur esprit et de leurs sentiments et la noblesse et la richesse de leur imagination. Mais je n’ai encore jamais vu un Noir qui ait formulé une pensée dépassant le niveau du simple récit, ou produit quoi que ce soit que l’on puisse qualifier de peinture ou de sculpture. En musique ils sont généralement plus doués que les Blancs, ayant davantage le sens du rythme et de la mélodie, et on en a même vu qui étaient capables de composer un petit chant en canon.
Quant à savoir s’ils sont capables de composer un morceau à la ligne mélodique plus développée, ou à l’harmonie plus compliquée, cela reste à démontrer. La souffrance est souvent la source des élans les plus émouvants de la poésie. Les Noirs souffrent assez, Dieu le sait, mais ils n’ont pas de poésie. L’amour est souvent l’inspirateur des poètes. Mais, si les Noirs aiment avec ardeur, cet amour n’enflamme guère que leurs sens et non leur imagination. La religion a bien produit une Phyllis Whately, mais ce n’était pas là produire un poète. Les compositions publiées sous son nom ne sont pas même dignes de la critique. Les héros de La Dunciade sont à elle ce qu’Hercule est à l’auteur de ce poème.
Ignatius Sancho s’est approché plus près de quelque mérite en matière de composition; pourtant ses lettres font plus honneur au cœur qu’à l’esprit. Elles exhalent les plus pures effusions d’amitié et d’amour de l’humanité, et montrent à quel degré peut toucher ce dernier lorsqu’il se mêle au zèle religieux le plus ardent. Il tourne souvent ses compliments avec bonheur et son style est simple et aisé, sauf lorsqu’il prétend former des mots à la manière de Tristram Shandy. Mais son imagination est d’une extravagance sans borne et enfreint sans cesse les lois de la raison et du goût. Ses divagations tracent dans sa pensée un parcours aussi incohérent et excentrique que celui d’un météore à travers le ciel. Les sujets qu’il aborde auraient dû le conduire à un raisonnement sobre et pourtant on le voit toujours laisser le sentiment prendre le dessus sur la démonstration.
Au bout du compte, si on peut lui accorder la première place parmi les hommes de sa couleur qui se sont présentés au jugement du public, il faut le placer tout en bas si on le compare aux écrivains de la race blanche au milieu de laquelle il vivait, et particulièrement ceux qui ont pratiqué l’art épistolaire. Cette critique suppose que les lettres publiées sous son nom soient authentiques et n’aient aucunement été amendées par quiconque, points qu’il n’est pas facile de vérifier.
L’amélioration du corps et de l’esprit des Noirs, dans le cas de leur métissage avec les Blancs, est un fait connu de tous et qui prouve que leur infériorité ne résulte pas simplement de leurs conditions de vie. Nous savons que chez les Romains, particulièrement au siècle d’Auguste, la condition des esclaves était bien plus déplorable que celle des Noirs sur le continent américain. Les deux sexes étaient cantonnés dans des appartements séparés, parce qu’élever un enfant coûtait plus cher au maître que d’en acheter un...
Homère le disait déjà il y 2 600 ans :
Ἥμισυ γάρ τ’ ἀρετῆς ἀποαίνυται εὐρύοπα Ζεὺς
Ἀνέρος, εὖτ’ ἄν μιν κατὰ δούλιον ἦμαρ ἕλῃσιν. (Odyssée, XVII, 322-323)
Zeus tonnant ôte à l’homme la moitié de sa valeur, Dès l’instant que vient le saisir le jour de l’esclavage.
Mais les esclaves dont parle Homère étaient blancs. En dépit de ces considérations qui ne peuvent qu’affaiblir leur respect envers le droit de propriété, nous trouvons parmi eux de nombreux exemples de l’intégrité la plus stricte, et autant de bienveillance, de gratitude et d’inébranlable fidélité que parmi leurs maîtres mieux instruits. L’opinion selon laquelle ils sont inférieurs pour ce qui est des facultés de la raison et de l’imagination doit être avancée avec la plus grande méfiance.
Justifier une conclusion générale requiert de nombreuses observations, même lorsque l’objet peut être soumis au scalpel, au microscope ou à l’analyse par le feu ou les solvants. Combien plus encore, donc, lorsque ce que nous entendons examiner n’est pas une substance mais une faculté, lorsque celle-ci refuse de se laisser étudier par aucun des sens, lorsque ses conditions d’existence sont si diverses et diversement combinées, lorsque les effets de celles qui sont présentes ou absentes défient tout calcul – et, qu’il me soit permis d’ajouter, comme preuve d’humanité, lorsque notre conclusion conduirait à dégrader une race d’hommes tout entière du rang dans l’ordre des êtres que son Créateur a peut-être entendu lui donner.
À notre charge il convient aussi de remarquer que, quoique nous ayons eu sous les yeux depuis un siècle et demi les races noire et indienne, celles-ci n’ont encore jamais été considérées comme des objets d’étude pour l’histoire naturelle. J’avance donc comme une simple suspicion le fait que les Noirs – qu’ils aient été depuis l’origine une race distincte, ou qu’ils le soient devenus au fil du temps et des circonstances – sont inférieurs aux Blancs pour ce qui est du corps comme de l’esprit.
Il n’est pas contraire à l’expérience de supposer que différentes espèces d’un même genre, ou différentes variétés d’une même espèce, puissent posséder des aptitudes différentes. Sans doute l’amateur de science naturelle, qui voit les gradations parmi toutes les races d’animaux avec le regard du philosophe, voudra-t-il bien excuser cet effort pour préserver au sein du genre humain ce que la nature y a mis de différences ? Cette malheureuse différence de couleur, et peut-être de facultés, est un puissant obstacle à l’émancipation des Noirs.
Beaucoup de ceux qui prônent cette dernière, quoiqu’ils souhaitent défendre la liberté de la nature humaine, sont également désireux de préserver sa dignité et sa beauté. Certains, embarrassés par la question « qu’allons-nous en faire ? », rejoignent l’opposition de ceux qui sont motivés par la seule sordide avarice. Chez les Romains l’émancipation n’exigeait qu’un unique effort. L’esclave devenu libre pouvait se mêler à la population sans souiller le sang de son maître. Mais nous aurons besoin d’un effort supplémentaire, inconnu de l’Histoire. Une fois libérés, il conviendra d’éloigner les esclaves afin d’éviter tout mélange.