Dans la soirée du 30 mai 1593, on entendit des bruits de dispute provenant d'une pension de Deptford, un quartier de Londres situé sur la rive sud de la Tamise. Deux pensionnaires se disputaient pour savoir lequel d'entre eux devait payer l'addition - ou "le compte" - pour le dîner qu'ils venaient de terminer. Alors que la dispute s'envenimait, un poignard fut soudainement et "malicieusement" dégainé et l'un des hommes attaqua l'autre, lui infligeant "deux blessures à la tête d'une longueur de deux pouces et d'une profondeur d'un quart de pouce" (cité dans Wells, 99). La blessure, bien que profonde, n'était pas mortelle, mais le blessé craignait désormais pour sa vie. Après une lutte désespérée, il arracha le poignard des mains de son agresseur et lui infligea "une blessure mortelle à l'œil droit"(ibid., 100). L'agresseur mourut sur le coup, selon le rapport du médecin légiste, bien que l'opinion médicale moderne considère qu'il aurait probablement vécu plusieurs minutes avant de succomber à sa blessure.
L'homme qui perdit la vie dans ce combat apparemment dénué de sens n'était autre que Christopher "Kit" Marlowe, la coqueluche du théâtre et de la poésie élisabéthaine, alors âgé de 29 ans. Marlowe - qui avait à peu près le même âge que son grand contemporain William Shakespeare, tous deux nés vers 1564 - jouissait d'une réputation polarisante, ce qui entraîna des réactions diverses lorsque la nouvelle de sa mort se répandit dans la ville de Londres. Son confrère George Peele déplora la perte d'un génie littéraire, qualifiant Marlowe de "chouchou des muses", tandis que Thomas Dekker imagina son âme dans les champs élysées, à l'ombre d'une grande vigne. D'autres contemporains n'étaient pas aussi désolés d'apprendre la perte d'un homme qui était un bagarreur de rue, un athée et un sodomite notoire. Thomas Beard, se référant aux propos blasphématoires que Marlowe aurait tenus peu avant sa mort, se réjouit de "voir quel crochet le Seigneur a mis dans les narines de ce chien aboyeur " (Cheney, 24). Pour Beard, il n'était guère surprenant qu'un homme sans scrupules comme Marlowe connaisse une fin peu glorieuse dans une bagarre de bar.
Témoignage de Frizer
Mais était-ce vraiment là toute l'histoire? Pendant des siècles, les circonstances entourant la mort de Marlowe ont été entourées de mythes. Diverses histoires ont circulé, allant de l'idée invraisemblable qu'il aurait simulé sa propre mort pour ensuite écrire les pièces de Shakespeare, à l'histoire plus scandaleuse racontée par l'écrivain Francis Meres (1565-1647), qui affirme que Marlowe aurait été "poignardé à mort par un serviteur paillard, rival de son amour obscène", "amour obscène" faisant ici référence à une prostituée (cité dans Wells, 62). L'histoire relatée au début de cet article n'a fait surface qu'en 1925, lorsque plusieurs documents juridiques relatifs à ce meurtre ont été découverts par Leslie Hotson, spécialiste de l'époque élisabéthaine. Ces documents proviennent d'une enquête du légiste menée le 1er juin 1593, deux jours seulement après l'incident, et contiennent le témoignage détaillé d'Ingram Frizer, l'homme qui s'était disputé avec Marlowe et qui avait fini par le tuer. Selon Frizer, ils étaient quatre à séjourner dans la pension de famille de Deptford tenue par une veuve nommée Eleanor Bull: ces quatre invités étaient Frizer, Robert Poley, Nicholas Skeres et Marlowe.
Si l'on en croit le témoignage de Frizer, les quatre hommes s'étaient rencontrés à 10 heures du matin le jour de la mort de Marlowe. Ils avaient pris un repas à midi, pendant lequel ils étaient "en bonne intelligence les uns avec les autres" - ce qui signifie que tout allait bien entre eux - avant de faire une promenade dans le jardin jusqu'à 18 h. Après cette promenade, il y eut le dîner; selon l'enquête du légiste Marlowe était allongé "sur un lit dans la pièce où ils ont soupé" tandis que les trois autres hommes étaient assis ensemble, le dos tourné au lit, Frizer pris en sandwich entre Poley et Skeres. Marlowe et Frizer se disputèrent pour savoir lequel d'entre eux paierait l'addition, avant que le poète ne devienne violent, saisissant le poignard de Frizer et l'attaquant. Frizer, coincé entre les deux autres hommes, se rendit compte qu'il " ne pouvait en aucun cas prendre la fuite" et fut contraint de se défendre (cité dans Wells, 99). Frizer déclara donc avoir tué Marlowe uniquement en état de légitime défense, ce que l'enquête du légiste confirma en décidant que Frizer avait effectivement agi "pour défendre et sauver sa propre vie". Marlowe fut enterré dans une fosse commune et Frizer bénéficia d'une grâce royale totale moins d'un mois plus tard. Le dossier avait été ouvert et clos, un exemple regrettable d'une bagarre qui était allée trop loin.
C'est du moins ce que l'on pourrait croire. En fait, il y a des raisons de douter que Frizer et ses compagnons aient été tout à fait sincères dans leur récit de ce qui s'était passé. Frizer, Poley et Skeres étaient tous liés aux services secrets de la reine - Frizer était le serviteur personnel du neveu du maître-espion de la reine, tandis que Poley et Skeres étaient des agents expérimentés qui avaient aidé à dévoiler le complot Babington de 1586 qui visait à assassiner la reine. Tous trois étaient connus pour leur caractère louche; Skeres, par exemple, avait l'habitude d'entraîner des jeunes gens sans méfiance dans des affaires de prêt d'argent, tandis que Poley avait divers liens avec les criminels de la pègre londonienne et avait déclaré un jour qu'il préférait se parjurer plutôt que de dire quoi que ce soit qui puisse leur nuire. Frizer, bien sûr, avait toutes les raisons de mentir, puisqu'il serait condamné à mort s'il était reconnu coupable de meurtre. Ainsi, le témoignage de ce "trio profondément fourbe" - selon Charles Nicholl - devrait probablement être pris avec des pincettes. La raison pour laquelle ces hommes se trouvaient en compagnie de Marlowe n'est pas claire, bien qu'elle puisse avoir un rapport avec l'histoire du poète, car Marlowe lui-même avait travaillé pour les services secrets de la reine et avait peut-être même été un agent double.
Marlowe l'espion
L'Angleterre de l'époque de Marlowe était un lieu tourmenté. Selon le spécialiste Russ McDonald, c'était "un royaume obscur d'intrigues religieuses, de rumeurs de trahison, de tentatives d'assassinat et de sales tours joués par la police secrète de la reine " (1217). La reine Élisabeth Ire d'Angleterre était entourée d'ennemis de tous bords; protestante, elle avait sévi contre le catholicisme romain après avoir été excommuniée par le pape en 1570, ce qui l'avait exposée aux complots des catholiques dissidents. L'une de ces conspirations était le complot de Babington, découvert par Poley et Skeres, dans lequel les conspirateurs complotèrent pour l'assassiner afin que la catholique Marie, reine d'Écosse, puisse monter sur le trône d'Angleterre. Sept de ces conspirateurs, dont le poète Chidiock Tichborne, furent pendus, éviscérés et écartelés, un sort si horrible qu'Élisabeth dut commuer les peines des conspirateurs restants en mort par pendaison, tant l'indignation publique était grande. La reine sans enfant devait également faire face aux menaces de ses successeurs potentiels et des puissances étrangères telles que l'Espagne catholique, dont la grande armada espagnole fut battue de justesse en 1588. Il n'est donc pas difficile de comprendre pourquoi elle autorisa son maître-espion, Sir Francis Walsingham, à organiser le premier service secret parrainé par l'État dans l'histoire de l'Angleterre, afin de débusquer les traîtres et d'étouffer toute dissidence dès les premiers stades.
Marlowe fut recruté alors qu'il était encore étudiant à Cambridge, au milieu des années 1580. Les hommes instruits et littéraires comme lui étaient considérés comme des atouts précieux, car ils savaient lire et transmettre des messages. Les détails de la carrière d'espion de Marlowe restent obscurs, bien qu'il se soit souvent éloigné de Cambridge, probablement pour mener à bien son travail d'infiltration. Ces absences étaient si secrètes qu'une rumeur commença à se répandre selon laquelle Marlowe était en fait catholique - on savait que les catholiques anglais subversifs se rendaient au séminaire anglais de Reims, en France, pour en revenir en tant que missionnaires secrets ou pour perturber le gouvernement de la reine d'une manière ou d'une autre. En juin 1587, le Conseil privé de la reine écrivit une lettre à Cambridge pour dissiper les rumeurs selon lesquelles Marlowe s'était rendu à Reims en tant que catholique; le Conseil alla même jusqu'à assurer à l'université que Marlowe avait rendu "un bon service à sa majesté, et méritait d'être récompensé pour sa fidélité" (cité dans Wells, 80). Parmi les signataires de la lettre se trouvait le maître-espion Walsingham, qui confirmait que Marlowe avait travaillé pour son réseau d'espionnage complexe.
Bien que le Conseil privé se soit donné beaucoup de mal pour assurer à Cambridge que Marlowe était un sujet loyal, il est toujours possible qu'il ait agi en tant qu'agent double, au moins à l'occasion. Le spécialiste David Riggs écrit: "La grande majorité des agents secrets exerçaient une profession marginale et mercenaire. Leurs propres employeurs les tenaient en suspicion [...] les agents de terrain trouvaient rarement des postes dans la fonction publique ou dans les professions libérales, et il n'y a aucune raison de penser que les perspectives de Marlowe étaient différentes" (Cheney, 30). Il convient également de noter qu'à la fin de l'année 1589, Marlowe se lia d'amitié avec John Poole, un gentleman aux sympathies catholiques qui entretenait des liens avec les milieux catholiques clandestins d'Angleterre. À peu près à la même époque, Marlowe se lia également avec un parent de Poole, Ferdinando Stanley, Lord Strange, qui, après l'exécution de Marie, reine d'Écosse, devint la figure de proue autour de laquelle les catholiques anglais se rallièrent dans l'espoir de reconquérir le trône.
Marlowe écrivait pour la troupe de Lord Strange, qui jouait certaines de ses pièces les plus célèbres. Bien que cela ne signifie pas nécessairement que Marlowe soutenait les prétentions au trône de Strange - d'autres écrivains célèbres comme Edmund Spenser et William Shakespeare étaient également parrainés par Strange - il était fier de mentionner ses liens avec Strange et le comte de Northumberland, un autre chef soupçonné de conspirations catholiques. Au début de l'année 1592, Marlowe fut impliqué dans une affaire de contrefaçon qui, selon Sir Robert Sidney, faisait partie d'un complot plus vaste visant à promouvoir les prétentions de Strange. Il est important de noter que Marlowe ne fut jamais inculpé dans cette affaire de contrefaçon, ce qui signifie qu'il est possible qu'elle ait fait partie de son travail pour les services secrets de la reine. Quelle qu'ait pu être la véritable nature des loyautés de Marlowe, il était profondément impliqué dans un réseau d'intrigues politiques dont les détails ne seront probablement jamais entièrement connus.
Accusations de blasphème et arrestation
À une époque où les questions religieuses revêtaient une importance capitale, les commentaires pouvant être considérés comme blasphématoires étaient pris très au sérieux. En tant que dramaturge, Marlowe se trouvait certainement à cheval sur cette ligne de démarcation - sa célèbre œuvre Tamerlan le Grand fut jugée athée par son confrère Robert Greene, tandis que certaines de ses autres pièces furent accusées de contenir des éléments antichrétiens. Marlowe lui-même était connu pour avoir mené une vie quelque peu hédoniste, ayant apparemment déclaré un jour que tous les hommes qui n'aimaient pas "le tabac et les garçons" étaient des imbéciles. Tout cela allait lui causer des ennuis lorsque, le 5 mai 1593, plusieurs placards furent affichés dans Londres, menaçant les réfugiés protestants venus de France et des Pays-Bas. Les placards étaient écrits en pentamètre iambique, signés "Tamerlan", et faisaient plusieurs autres références aux œuvres de Marlowe. Le Conseil privé de la Reine prit naturellement au sérieux ces messages anti-protestants et, le 11 mai, ordonna l'arrestation de ceux qui étaient soupçonnés de les avoir écrits.
L'un des hommes emmenés pour être interrogés était Thomas Kyd. Célèbre dramaturge, Kyd avait récemment partagé une chambre avec Marlowe; lorsqu'un tract hérétique de trois pages fut trouvé dans son logement, Kyd affirma que ce n'était pas le sien mais celui de Marlowe, qu'il avait été accidentellement mélangé à ses propres papiers lorsqu'ils s'étaient quittés. Kyd fut alors menacé - ou peut-être même soumis - à des tortures corporelles, ce qui l'amena à révéler les "conceptions hérétiques" que Marlowe avait apparemment formulées. Selon Kyd, Marlowe avait l'habitude de "plaisanter sur les écritures divines [et] de se moquer des prières" et il avait souvent affirmé que Jésus-Christ avait eu une relation homosexuelle avec saint Jean (Cheney, 36). On ne sait pas si Marlowe avait jamais tenu de tels propos, car Kyd était probablement sous torture lorsqu'il l'accusa de les avoir tenus. Néanmoins, un mandat d'arrêt fut émis contre Marlowe, qui se présenta au Conseil privé le 20 mai 1593. Marlowe ne fut pas emprisonné, car il était entendu qu'il se présenterait quotidiennement au Conseil jusqu'à ce qu'un procès puisse avoir lieu. Mais bien sûr, Marlowe fut tué dix jours seulement après son arrestation, ce qui conduisit de nombreuses personnes à se demander si cet incident avait quelque chose à voir avec sa mort.
Pourquoi Marlowe a-t-il vraiment été tué?
Tout cela soulève naturellement la question suivante: à supposer que le témoignage de Frizer ait été faux ou enjolivé, pourquoi Marlowe fut-il vraiment tué? Il faut souligner qu'il est impossible de répondre à cette question avec certitude, car une grande partie des preuves a probablement été perdue depuis; ce qui suit n'est au mieux que des spéculations éclairées, au pire des théories du complot. Compte tenu des liens entre les quatre hommes et les services secrets de la reine, il est tentant de suggérer que la mort de Marlowe aurait été autorisée par le gouvernement - qu'elle ait été signée par la reine en personne ou par un membre du Conseil privé reste une simple hypothèse. Peut-être la reine, préoccupée par les écrits subversifs et athées de Marlowe, l'a-t-elle fait tuer avant qu'il ne puisse causer de sérieux problèmes. Mais cela semble inutile - il aurait sûrement été plus facile pour le gouvernement d'attendre le procès et l'exécution probable de Marlowe plutôt que de se donner la peine d'un assassinat en catimini.
Une autre hypothèse est que Marlowe aurait été tué sur ordre de quelqu'un qui s'inquiétait de ce qu'il pourrait révéler lors de son procès. Tout comme Kyd avait livré Marlowe sous la torture, il n'est pas inconcevable de penser que Marlowe aurait pu révéler que certains personnages puissants étaient des athées secrets; en effet, Marlowe avait des liens avec ce que l'on appelle "l'école de la nuit", un cercle de libres penseurs associés à Sir Walter Raleigh qui, selon la rumeur, étaient impliqués dans l'athéisme, l'hérésie, et même la magie noire. On a également émis l'hypothèse que le meurtre pouvait avoir un motif plus personnel - peut-être Marlowe devait-il simplement de l'argent à Poley et Skeres, et leur extorsion serait allée un peu trop loin. Et, bien sûr, il y a les spéculations les plus folles selon lesquelles Marlowe aurait simulé sa mort afin d'éviter son procès et son exécution à venir; compte tenu de ses liens avec Walsingham et les services secrets, cela n'est pas impossible, même si cela est vraiment très improbable. L'idée qu'il ait continué à écrire les pièces de Shakespeare tout en permettant à son rival de Stratford-upon-Avon d'en récolter les lauriers n'est pas non plus très crédible. En fin de compte, nous ne saurons probablement jamais ce qui s'est réellement passé à Deptford lors de cette soirée fatidique de mai. Tout ce que l'on peut dire avec certitude, c'est que l'un des poètes les plus grands et les plus hauts en couleur de l'ère élisabéthaine perdit la vie, marquant ainsi la fin abrupte d'une carrière remarquable.