Livre II. 35: Comme les Égyptiens sont nés sous un climat bien différent des autres climats, et que le Nil est d'une nature bien différente du reste des fleuves, aussi leurs usages et leurs lois diffèrent-ils pour la plupart de ceux des autres nations. Chez eux, les femmes vont sur la place, et s'occupent du commerce, tandis que les hommes, renfermés dans leurs maisons, travaillent à de la toile. Les autres nations font la toile en poussant la trame en haut, les Égyptiens en la poussant en bas. En Égypte, les hommes portent les fardeaux sur la tête, et les femmes sur les épaules. Les femmes urinent debout, les hommes accroupis ; quant aux autres besoins naturels, ils se renferment dans leurs maisons; mais ils mangent dans les rues. Ils apportent pour raison de cette conduite que les choses indécentes, mais nécessaires, doivent se faire en secret, au lieu que celles qui ne sont point indécentes doivent se faire en public. Chez les Égyptiens, les femmes ne peuvent être prêtresses d'aucun dieu ni d'aucune déesse ; le sacerdoce est réservé aux hommes. Si les enfants mâles ne veulent point nourrir leurs pères et leurs mères, on ne les y force pas ; mais si les filles le refusent, on les y contraint.
Livre II.36: Dans les autres pays, les prêtres portent leurs cheveux ; en Égypte, ils les rasent. Chez les autres nations, dès qu'on est en deuil, on se fait raser, et surtout les plus proches parents ; les Égyptiens, au contraire, laissent croître leurs cheveux et leur barbe à la mort de leurs proches, quoique jusqu'alors ils se fussent rasés. Les autres peuples prennent leurs repas dans un endroit séparé des bêtes, les Égyptiens mangent avec elles. Partout ailleurs on se nourrit de froment et d'orge. En Égypte, on regarde comme infâmes ceux qui s'en nourrissent, et l'on y fait usage d'épeautre. Ils pétrissent la farine avec les pieds ; mais ils enlèvent la boue et le fumier avec les mains. Toutes les autres nations, excepté celles qui sont instruites, laissent les parties de la génération dans leur état naturel ; eux, au contraire, se font circoncire (18). Les hommes ont chacun deux habits, les femmes n'en ont qu'un. Les autres peuples attachent en dehors les cordages et les anneaux ou crochets des voiles ; les Égyptiens, en dedans. Les Grecs écrivent et calculent avec des jetons, en portant la main de la gauche vers la droite ; les Égyptiens, en la conduisant de la droite à la gauche ; et néanmoins ils disent qu'ils écrivent et calculent à droite, et les Grecs à gauche. Ils ont deux sortes de lettres, les sacrées et les populaires.
Livre II.37: Ils sont très religieux, et surpassent tous les hommes dans le culte qu'ils rendent aux dieux. Voici quelques-unes de leurs coutumes : ils boivent dans des coupes d'airain, qu'ils ont soin de nettoyer tous les jours ; c'est un usage universel, dont personne ne s'exempte. Ils portent des habits de lin nouvellement lavés ; attention qu'ils ont toujours. Ils se font circoncire par principe de propreté, parce qu'ils en font plus de cas que de la beauté. Les prêtres se rasent le corps entier tous les trois jours, afin qu'il ne s'engendre ni vermine, ni aucune autre ordure sur des hommes qui servent les dieux. Ils ne portent qu'une robe de lin et des souliers de byblus. Il ne leur est pas permis d'avoir d'autre habit ni d'autre chaussure. Ils se lavent deux fois par jour dans de l'eau froide, et autant de fois toutes les nuits ; en un mot, ils ont mille pratiques religieuses qu'ils observent régulièrement. Ils jouissent, en récompense, de grands avantages. Ils ne dépensent ni ne consomment rien de leurs biens propres. Chacun d'eux a sa portion des viandes sacrées, qu'on leur donne cuites ; et même on leur distribue chaque jour une grande quantité de chair de boeuf et d'oie. On leur donne aussi du vin de vigne; mais il ne leur est pas permis de manger du poisson. Les Égyptiens ne sèment jamais dé fèves dans leurs terres, et, s'il en vient, ils ne les mangent ni crues ni cuites. Les prêtres n'en peuvent pas même supporter la vue ; ils s'imaginent que ce légume est impur. Chaque dieu a plusieurs prêtres et un grand prêtre. Quand il en meurt quelqu'un, il est remplacé par son fils.
Livre II. 50: Presque tous les noms des dieux sont venus d'Égypte en Grèce. Il est très certain qu'ils nous viennent des Barbares : je m'en suis convaincu par mes recherches. Je crois donc que nous les tenons principalement des Égyptiens. En effet, si vous exceptez Neptune, les Dioscures, comme je l'ai dit ci-dessus, Junon, Vesta, Thémis, les Grâces et les Néréides, les noms de tous les autres dieux, ont toujours été connus en Égypte. Je ne fais, à cet égard, que répéter ce que les Égyptiens disent eux-mêmes. Quant aux dieux qu'ils assurent ne pas connaître, je pense que leurs noms viennent des Pélasges; j'en excepte Neptune, dont ils ont appris le nom des Libyens; car, dans les premiers temps, le nom de Neptune n'était connu que des Libyens, qui ont toujours pour ce dieu une grande vénération. Quant à ce qui regarde les héros, les Égyptiens ne leur rendent aucun honneur funèbre.
Livre II.64: Les Égyptiens sont aussi les premiers qui, par un principe de religion, aient défendu d'avoir commerce avec les femmes dans les lieux sacrés, ou même d'y entrer après les avoir connues, sans s'être auparavant lavé. Presque tous les autres peuples, si l'on excepte les Égyptiens et les Grecs, ont commerce avec les femmes dans les lieux sacrés, ou bien, lorsqu'ils se lèvent d'auprès d'elles, ils y entrent sans s'être lavés. Ils s'imaginent qu'il en est des hommes comme de tous les autres animaux. On voit, disent-ils, les bêtes et les différentes espèces d'oiseaux s'accoupler dans les temples et les autres lieux consacrés aux dieux : si donc cette action était désagréable à la Divinité, les bêtes mêmes ne l'y commettraient pas.
Livre II.65: Entre autres pratiques religieuses, les Égyptiens observent scrupuleusement celles-ci. Quoique leur pays touche à la Libye, on y voit cependant peu d'animaux ; et ceux qu'on y rencontre, sauvages ou domestiques, on les regarde comme sacrés. Si je voulais dire pourquoi ils les ont consacrés, je m'engagerais dans un discours sur la religion et les choses divines ; or j'évite surtout d'en parler, et le peu que j'en ai dit jusqu'ici, je ne l'ai fait que parce que je m'y suis trouvé forcé. La loi leur ordonne de nourrir les bêtes, et parmi eux il y a un certain nombre de personnes, tant hommes que femmes, destinées à prendre soin de chaque espèce en particulier. C'est un emploi honorable : le fils y succède à son père. Ceux qui demeurent dans les villes s'acquittent des voeux qu'ils leur ont faits. Voici de quelle manière : lorsqu'ils adressent leurs prières au dieu auquel chaque animal est consacré, et qu'ils rasent la tête de leurs enfants, ou tout entière, ou à moitié, ou seulement le tiers, ils mettent ces cheveux dans un des bassins d'une balance, et de l'argent dans l'autre, Quand l'argent a fait pencher la balance, ils le donnent à la femme qui prend soin de ces animaux : elle en achète des poissons, qu'elle coupe par morceaux, et dont elle les nourrit. Si l'on tue quelqu'un de ces animaux de dessein prémédité, on en est puni de mort ; si on l'a fait involontairement, on paye l'amende qu'il plaît aux prêtres d'imposer ; mais si l'on tue, même sans le vouloir, un ibis ou un épervier, on ne peut éviter le dernier supplice.
Livre II.82: Entre autres choses qu'ont inventées les Égyptiens, ils ont imaginé quel dieu chaque mois et chaque jour du mois sont consacrés : ce sont eux qui, en observant le jour de la naissance de quelqu'un, lui ont prédit le sort qui l'attendait, ce qu'il deviendrait, et le genre de mort dont il devait mourir. Les poètes grecs ont fait usage de cette science, mais les Égyptiens ont inventé plus de prodiges que tout le reste des hommes. Lorsqu'il en survient un, ils le mettent par écrit, et observent de quel événement il sera suivi. Si, dans la suite, il arrive quelque chose qui ait avec ce prodige la moindre ressemblance, ils se persuadent que l'issue sera la même.
Livre II.83: Personne en Égypte n'exerce la divination : elle n'est attribuée qu'à certains dieux. On voit en ce pays des oracles d'Hercule, d'Apollon, de Minerve, de Diane, de Mars, de Jupiter ; mais on a plus de vénération pour celui de Latone, en la ville de Buto, que pour tout autre. Ces sortes de divinations n'ont pas les mêmes règles ; elles diffèrent les unes des autres.
Livre II.84: La médecine est si sagement distribuée en Égypte, qu'un médecin ne se mêle que d'une seule espèce de maladie, et non de plusieurs. Tout y est plein de médecins. Les uns sont pour les yeux, les autres pour la tête ; ceux-ci pour les dents, ceux-là pour les maux de ventre et des parties voisines ; d'autres enfin pour les maladies internes.
Tous les passages sont tirés de l'Histoire d'Hérodote Traduit du grec par Larcher ; avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.] Paris : Charpentier, 1850